L’art contemporain arabe connaît une médiatisation sans précédent dans le monde, en raison de l’écho des révolutions. Des galeries et musées en dehors de l’espace arabe accueillent de plus en plus souvent des expositions d’une génération émergente d’artistes. À Paris, La galerie Talmart accueillait jusqu’au 3 mai 2013 Politiques, le travail d’un collectif tunisien. (Politiques 2 en ce moment au Centre national d’Art vivant de Tunis du 4 au 31 mai 2013). Formé après la révolution de 2010-2011, c’est le regroupement d’une dizaine de jeunes artistes (tous ont moins de 35 ans), utilisant différents supports et techniques : peintures, des dessins aux techniques mixtes, vidéos, photographies, céramiques, et même street art sur bouteille de gaz…
Une exposition politique

de Shadi Al Zaqzouq
Ce qui rassemble des œuvres si diverses, c’est leur portée politique. Le texte manifeste de la première exposition, signé par ismaël, nous éclaire : « Le politique et l’artistique ont ceci en commun qu’ils imprègnent tous deux la vie de la cité. Mais si le politique régule cette vie, l’artistique, au contraire, la libère ». D’après Marc Monsallier, qui dirige la galerie Talmart, il s’agit d’une « exposition sur la liberté d’expression ». Certaines œuvres présentées font directement référence aux luttes récentes pour la liberté dans le monde arabe. Les deux peintures sur bois Jouet de Meriam, d’Ibrahim Màtouss, représentent les armes des manifestants de la révolution : porte-voix et parpaing. Le pneu qu’on brûle encadre la toile After washing, de l’artiste palestinien invité, Shadi Al Zaqzouq, et le mot des révolutions, « Dégage ! », se détache « après lavage » sur un slip d’homme, tenu par une femme au regard profond et mystérieux, dont seul le bas du visage est voilé – tableau censuré lors de la foire Art Dubaï en 2012. Marc Monsallier remarque d’ailleurs que le choix de l’art figuratif, pour la plupart de ces artistes, est porteur de plus de subversion que l’art abstrait, qui risque moins la censure dans ce contexte. On trouve un écho à ce « Dégage ! » dans le violent coup de pied dessiné par Nidhal Chamekh dans A5ralou fih – c’est-à-dire « tu m’emmerdes » – ou une allusion à l’attitude de la Tunisie symbolisée par une autruche dans Fais-moi stresser. Plus douloureuse est l’évocation des martyrs dans Idées noires, du même artiste, où le visage aux yeux clos, cerné de munitions rouges et de matraques, est superposé à une mécanique évoquant la torture.
De manière plus générale, ce sont le pouvoir et son imagerie qui sont remis en question. Dans les photos de Fakhri El Ghezal, mises en abyme de photographies ou d’images de leaders, le portrait d’un Saddam Hussein bonhomme est inachevé ou à demi effacé, le chef du Hezbollah Hassan Nasrallah n’est plus qu’un motif de T-shirt, et le Che une icône floue veillant sur une scène intime. Dans Reality, un ensemble de terre cuite, Ymène Chetouane tourne en dérision le pouvoir allégorisé par six têtes d’enfants couronnées d’or dont le crâne délicat et fragile est percé d’un mécanisme de jouet. L’homme de pouvoir n’est-il qu’une poupée capricieuse, qu’une mécanique ? C’est à une méditation générale que nous appelle son œuvre, comme toute l’exposition. Ancré dans un contexte de crise, l’art engagé ne peut pour autant rester prisonnier des circonstances.
Une redéfinition de l’engagement

Le projet du collectif « Politiques » invite en effet à repenser la notion d’« engagement ». Celui-ci ne peut consister simplement dans la mise en forme d’un discours politicien, fut-il un discours de résistance. ismaël écrit ainsi que « les arts sont précieux parce qu’ils sont les antithèses des idéologies ». Le rejet du régime de Ben Ali et de toute forme de censure est sensible, mais il ne s’agit en aucun cas d’œuvres à thèse. Si les révolutions arabes ont inspiré et conditionné leur création artistique, c’est à une dimension universelle qu’aspirent les auteurs. Pour exemple, la très belle céramique de Malek Gnaoui VS Sheep, représentant une tête de mouton sérigraphiée à la manière de portraits warholiens et associée à un carreau de céramique portant l’inscription en arabe « dhabiha » (« égorgement »), carreau lui-même semblant coupé en deux. De longs fils en sortent, portant à leur extrémité des clignotants rouges, évoquant immanquablement le sang répandu. Le mouton interroge le sacrifice du citoyen tunisien, mais aussi le danger qui guette mouton noir ou moutons de Panurge (danger que connotent les diodes rouges). C’est par le travail plastique et le symbole que la réflexion politique est rendue à sa complexité et à son universalité. Le travail de Malek Gnaoui a d’ailleurs rencontré un bel écho puisque, sur le livre d’or de l’exposition, le poète tunisien Moncef Ghachem a inscrit, Moutons : « brebis / dans les abattoirs / dès l’aube / bêlements s’estompent peu à peu […] victimes sacrifiées / par les bourreaux / par les bouchers / tous hommes satisfaits / pas chichement rémunérés // la liste saignée signée / en bas et en hauts lieux / à double trait rayée […]».
L’exemple de Vs Sheep illustre bien l’ambition du collectif : « L’œuvre d’art n’obéit pas à la temporalité du politique ou de l’historique. Ainsi, les recherches et les singularités formelles des œuvres exposées dans « Politiques » transcendent le « ici et maintenant », qui est pourtant le point de départ des travaux, vers des propositions esthétiques qui redéfinissent de fait le politique dans la création tunisienne et l’art dans son rapport à la cité.» Le terme « politique » retrouve donc son sens premier (polis : cité). Atef Maatallah manifeste pour sa part un intérêt particulier pour la figure du marginal, comme dans Fransa. Ce diptyque isole un visa refusé, feuille volante sur une toile vide. Sur l’autre, un personnage, torse nu, dont la maigreur est soulignée au stylo à bille, est rejeté quasiment en marge du cadre. Ces choix esthétiques sont en eux-mêmes signifiants.
Plusieurs thèmes communs aux artistes signalent une réflexion plus générale sur le fonctionnement de la société contemporaine. Plutôt que d’asséner un message politique qui prendrait alors la même forme que la propagande qu’ils récusent, il s’agit d’interroger les représentations. Les œuvres font ainsi une grande place au verbe, et notamment au langage des réseaux sociaux dont le rôle, comme chacun sait, a été capital dans les transformations du monde arabe. Les dessins de Nidhal Chamekh se superposent ainsi à des inscriptions arabes en alphabet latin, ou à des mots français transcrits phonétiquement en arabe, selon un usage du web. Les mots sont aussi omniprésents sur les autres œuvres exposées.
C’est en outre l’image, et notamment l’image médiatique, qui est interrogée dans le travail du collectif. Le Français Matthieu Boucherit montre « le poids des images » de la révolution syrienne. Dans une série de toiles minuscules (Google War), perdues sur les murs blancs de la galerie, il peint des photos de presse du conflit syrien au format des vignettes internet. La peinture signale leur esthétisation et leur dramatisation, mais aussi leur invisibilité. Homs « sweet home » est empreint d’une douloureuse ironie. ismaël quant à lui, déconstruit l’image pornographique par un travail de montage et un traitement numérique de l’image dans porn01.
Une recherche plastique subversive
Les « multiples déconstructions des discours » passent donc par les « constructions des formes » (ismaël), par la recherche plastique. D’après le vidéaste, les œuvres « remettent en cause l’ordre esthétique établi pour mieux remettre en cause les ordres établis politiques, moraux ou sociaux… ». L’humour est l’une des façons de bousculer. Ainsi, avec ID GAS, le jeune Maher Gnaoui (frère de Malek) élève une bouteille de gaz rouillée, objet trivial et méprisé, au rang d’œuvre d’art dans une démarche qui rappelle le Street Art et le ready-made. L’imaginaire contemporain associe immédiatement l’objet aux bombes artisanales du terrorisme. Ici, peinte comme la carrosserie rutilante d’une voiture de luxe, la bouteille décline son identité (ID) « GAS » en creux, mais balaie aussi la première association d’idées d’un jeu de mots, puisque ces lettres signifient dans les réseaux sociaux : « I Don’t Give A Sh.. » (« j’en n’ai rien à f… »). On peut aussi citer les vidéos d’Iba Wane, Jaune Morpion et Orange fraude et se rend, qui détournent l’image de la caméra de surveillance et comparent avec humour les passagers du métro parisien à des mineurs de fond. Shadi Al Zaqzouq, provocateur dans After Washing, l’est tout autant à travers Convertissez-vous, qui présente un musulman en prière, avec une crête et un blouson de punk, dans une peinture colorée et énergique contrastant avec le cadre doré plus bourgeois. On aurait tort de prendre ce geste pour un rejet de la religion : le peintre est croyant, et pense que c’est aussi sur le tapis de prière que l’on fait bouger les lignes, ce qui le rend d’autant plus subversif qu’il est, selon Marc Monsallier, « un révolté de l’intérieur », ne souhaitant pas non plus « faire table rase ».
C’est donc dans le détournement et le déplacement que la recherche des plasticiens manifeste leur liberté créatrice. L’une des constantes en semble le travail sur le sujet, qui est en marge du cadre, comme chez Maatallah, ou fragmenté pour Nidhal Chamekh. Dans ses dessins, le corps est en morceaux, squelette et corps sont dissociés par une représentation anatomique. ismaël souligne que, pour Ymène Chetouane, « le travail plastique consiste à pervertir le réel, à pétrir l’image, pour in fine hybrider la figure ». Dans Remember me, œuvre antérieure à 2011, des têtes d’enfants de céramique sont affublées de crêtes et d’écailles, et dans le côté punk de ces putti d’un genre nouveau, « on peut déjà voir la révolution à venir » d’après le galeriste. D’une autre manière, la vidéo d’ismaël, le travail de décadrage de l’image pornographique résume les corps disloqués à des détails.
Le politique par l’exposition ?
L’ensemble frappe donc par son énergie, son audace, sa jeunesse, mais aussi par la finesse de la réflexion sur la place de l’art et de l’artiste. La formation de « Politiques » est elle-même est significative : un projet collectif d’amis qui souhaitaient travailler ensemble, ouvert à d’autres, en refusant l’idée d’un chef de file – même si ismaël apparaît comme le théoricien. Il y a d’ailleurs une circulation entre les œuvres, puisqu’ismaël est le modèle du tableau Fransa de Maatallah, que deux des artistes posent pour l’une des photos d’El Ghezal ou qu’Iba Wane filme ID GAS dans un autre projet, non présenté ici. L’individualité des œuvres reste marquée, mais l’exposition collective leur donne un sens nouveau. Ainsi les crêtes des putti d’Ymène Chetouane se chargent d’une signification nouvelle par leur confrontation au punk musulman de Shadi Al Zaqzouq. Des parcours individuels, dont le sens se redéfinit dans ce projet commun autogéré : s’agit-il donc, non pas d’œuvres sur la politique, mais d’un engagement qui, politique par sa forme même, serait envisageable comme un modèle ?
Anastasia Rostan
« Politiques » : première exposition du 5 mai au 10 juin 2012 au Centre national d’Art vivant de Tunis et à la galerie Talmart à Paris du 20 mars au 3 mai 2013.
« Politiques 2 » : au Centre national d’Art vivant de Tunis du 4 au 31 mai 2013 – avec ajout d’autres œuvres inédites des mêmes artistes et de deux autres artistes : Belhassan Chtioui et Jellel Gastelli.