Le dramaturge syrien Saadallah Wannous est à l’honneur en France en 2013. La Comédie française, le Théâtre du Gymnase de Marseille, l’Institut du monde arabe et l’INALCO s’associent dans un partenariat pour promouvoir la pièce Rituel pour une métamorphose, première pièce de langue arabe à entrer au répertoire de la prestigieuse maison de Molière, dans une version adaptée et mise en scène par le Koweïtien Sulayman Al Bassam. La pièce vient également d’être rééditée chez Actes Sud, dans la traduction française de Rania Samara. Par Anastasia Rostan
On peut s’étonner que l’œuvre de Wannous ait tant attendu pour être connue du grand public en France, et l’on souhaiterait voir accessibles des traductions d’autres textes du dramaturge syrien. Il apparaît en effet comme l’une des figures majeures et incontournables du théâtre arabe contemporain. Né en 1941, il étudie le théâtre à Paris après des études de journalisme au Caire ; riche de cette expérience, il donne au théâtre syrien un nouveau visage à travers une vingtaine de pièces mêlant éléments de la tradition littéraire arabe et influences du théâtre occidental. Il fonde le premier festival d’art dramatique du monde arabe, crée la revue La Vie du théâtre, et dirige le théâtre Qabbani jusqu’à sa mort en 1997.
Rituel pour des métamorphoses [1]
Rituel pour une métamorphose fait partie des œuvres tardives de son auteur, qui a auparavant abandonné le théâtre pendant une dizaine d’années, déçu de l’impuissance de l’art dramatique à agir sur son temps. Cette pièce est l’une de celles qui marquent son retour à un théâtre résolument politique.
L’action, inspirée par un récit de Fakhri Al Baroudi, est située à Damas à la fin de l’occupation ottomane. Les « intrigues » de la première partie commencent par une scène puissante : le prévôt des notables, Abdallah, est surpris en posture délicate avec la prostituée Warda ; celle-ci l’a débarrassé de ses vêtements, attributs de son prestige social, et on note d’emblée la force symbolique de cette première scène, où Abdallah, presque nu, se retrouve à quatre pattes devant la prostituée, affublée du turban du pouvoir. Au pouvoir social du prévôt s’oppose l’autorité religieuse écrasante du mufti, qui veut utiliser le déshonneur de son rival à des fins politiques. En sauvant celui-ci de la prison, il s’assure l’adhésion d’Abdallah à ses plans. Il propose donc à la femme du prévôt, Mou’mina, de prendre la place de Warda dans la prison : nul ne saurait inquiéter Abdallah pour ses débauches s’il s’y adonne avec sa légitime… C’est cette proposition qui fait basculer la pièce : elle est l’occasion pour la jeune femme d’exiger sa liberté en échange de ce service. Répudiée selon ses vœux, la femme du prévôt embrasse alors la carrière de courtisane au cours d’une cérémonie d’initiation présidée par Warda. Mou’mina devient Almâssa, « le diamant ». Cette première métamorphose en entraînera d’autres et bouleversera la ville de Damas. Cheikh Qâssem, le mufti expert en machiavélisme affichant sa pureté religieuse deviendra méconnaissable, ravagé par la passion ; Abdallah accordera sa vie à son nom – « esclave de Dieu » – abandonnant ses mœurs légères pour le soufisme ; un autre très beau personnage, Afsah, « fier-à-bras » de la milice du mufti, assumera un secret lourd à porter.
Ces métamorphoses se matérialisent par des costumes qu’on échange ou dont on se débarrasse, image théâtrale d’une libération des corps et des désirs. Abdallah renie son « existence passée comme un serpent quitte sa peau » ; le chef de la police, Izzat Bey, est dépouillé de l’uniforme du pouvoir ; Afsah change de visage, etc. Almâssa exprime merveilleusement sa propre métamorphose : « Je vacille au bord du précipice, le gouffre m’appelle. J’imagine que des plumes colorées vont me pousser sur la peau au moment de tomber. Du fond de moi-même, ces plumes jailliront épanouies et parfaites. Je m’envolerai dans l’espace, comme les oiseaux, les brises et les rayons du soleil. Je veux rompre ces grossières cordes qui s’incrustent dans ma chair et paralysent mon corps. Cordes tressées dans la peur, la pudeur, la chasteté, la souillure et les tabous. Cordes faites de leçons, de sermons, de versets du Coran, et d’interdits. Les corps se fanent et s’étiolent derrière toutes ces chaînes qui s’accumulent. Moi, je veux libérer mon corps, cheikh Qâssem. […] Je rêve d’atteindre mon moi, de devenir transparente comme le verre. Mon apparence c’est ma vérité, et ma vérité c’est mon apparence. ». Cette aspiration à la coïncidence du moi et de la façade sociale apparaît tout au long de la pièce exprimée par cette image : des personnages rêvent de devenir mer limpide, verre, diamant, transparence, tandis que d’autres s’obstinent à rendre opaques leurs décisions et à voiler leur être profond. Mais toute émancipation semble « impossible dans un pays d’esclaves et de prisonniers ».
La métamorphose d’Almâssa, incroyable manifeste féministe, brûlot contre une société patriarcale et virile – le thème de l’homosexualité y est d’ailleurs abordé sans tabous – peut être ainsi lue à plusieurs niveaux.
Un théâtre politique
Saadallah Wannous n’a cessé de s’interroger sur le rôle politique du théâtre. La pièce lui donne l’occasion de développer une réflexion qui n’a rien perdu de son acuité sur les rapports de l’individu au pouvoir. Si le dramaturge choisit de placer l’action dans un temps historique, c’est pour mieux analyser le monde qui lui est contemporain.

Il dresse un tableau d’une société contrainte par différents réseaux de pouvoir. Pouvoir social des notables : le prévôt Abdallah et le cheikh Muhammad, père d’Almâssa, entre autres. Pouvoir politique du gouverneur ottoman, qui détient la force armée. Pouvoir religieux du mufti qui « du bout des doigts, manie les ficelles de la ville », utilisant les fatwas non pour des raisons religieuses, mais à des fins politiciennes ou personnelles. Le mufti est d’autant plus inquiétant que le personnage, croyant, n’a pourtant rien du fou de Dieu ou du puritain. Ses manœuvres sont complexes. On suggère la très forte collusion des trois pouvoirs : rival d’Abdallah, le mufti n’a aucun intérêt à la chute de ce dernier, car ce serait mettre en péril sa propre autorité. La pièce montre que les rivalités entre puissants s’effacent quand leur assise est menacée, pour mieux afficher une solidarité efficace. C’est ainsi que le gouverneur ottoman, attentif aux conseils, refuse une confrontation directe avec le mufti, et le seconde même afin de mieux assurer ses propres desseins. Le mufti donne d’ailleurs cette leçon de politique à Izzat Bey : « Le problème, c’est que l’ordre dans notre ville est assis sur les rangs et des équilibres de classes. Celles-ci doivent être respectées et bénéficier de l’immunité. Le prestige de la dynastie repose sur l’union et les alliances […] Supposez que l’on insulte le poste du gouverneur, l’offense n’atteint-elle pas la Sublime Porte, le grand vizir et la dynastie dans son ensemble ? ». La pièce, loin de se limiter à une dénonciation de la corruption et de l’hypocrisie du pouvoir, expose donc des mécanismes politiques complexes. L’escalade du rigorisme religieux est également analysée en termes politiques en tant qu’instrument de contrôle à doser ; le texte montre comme une conséquence des bouleversements le repli du peuple vers les superstitions. Néanmoins ce dernier, à travers les prostituées et le couple de domestiques, constitue une force positive que le pouvoir cherche à contrôler par la parole : « Le peuple saura enfin que son bonheur réside dans l’obéissance. », décrète le cheikh Qâssem.
La pièce interroge le discours du pouvoir, notamment à travers la métamorphose du personnage d’Izzat Bey qui affirme, enfin lucide : « La vérité, c’est ce qui convient à l’intérêt des seigneurs, c’est ça qui mène en aveugle la populace. Hormis cette vérité-là, tout est fausseté et mensonge ». La folie ou le danger guette celui qui cherche la vérité ; celui-ci ne peut que risquer le désengagement du monde, à l’instar du personnage énigmatique d’Abdallah, et cette sortie de la politique n’est pas présentée comme une solution viable. « Foutu monde ! Si on dissimule, on est honoré ; si on se découvre, on est proscrit et banni hors du cercle », se lamente Afsah. Exercer le pouvoir signifie dicter sa vérité, avoir le contrôle des discours pour garder celui des désirs et des corps. Ainsi pour retrouver son emprise, c’est le nom d’Almâssa, autant qu’elle-même, que le mufti souhaite éliminer entièrement car, pour lui, « la vérité réside dans l’unanimité ». C’est toute cette construction politique que la revendication individuelle d’Almâssa vient révéler et ébranler, entraînant à sa suite une véritable révolution.
Une pièce visionnaire
On ne s’étonnera guère des difficultés de la pièce à être jouée en Syrie. Ainsi, une représentation à Alep a été récemment empêchée par un mufti, avant le « printemps » syrien. Plus encore, on est surpris du caractère prémonitoire de l’aspiration à la liberté de Mou’mina et des émeutes damascènes ; la pièce écrite en 1994 acquiert dans le contexte des révolutions arabes une résonance pour le moins surprenante. Comment ne pas penser à la révolution tunisienne en assistant aux bouleversements de l’ordre établi déclenchés en chaîne par l’action individuelle suicidaire de Mou’mina/Almâssa ? Aux discours de Bachar Al Assad lorsque des notables damascènes attribuent aux étrangers l’agitation révolutionnaire ? On voit Wannous décrire la tentation du contrôle militaire consécutive aux révolutions, évoquée par les miliciens Abbas et Abdo qui, prétextant le maintien de l’ordre, veulent pérenniser leur pouvoir, tout en sacrifiant aux apparences. Les remarques de l’un des personnages sur le respect dû aux cadavres provoquent le malaise au vu des scandales récents.[2]
La programmation de la pièce au répertoire de la Comédie française en 2013 apparaît donc d’une brûlante actualité. Prémonition encore, car la décision de faire programmer la pièce est en fait antérieure aux soulèvements arabes. La mise en scène de Sulayman Al Bassam tient compte de cet écho contemporain.
La première pièce arabe à la Comédie française

C’est une version scénique adaptée que choisit de mettre en scène Sulayman Al Bassam, dramaturge en vue, dans un spectacle créé en avril au théâtre du Gymnase de Marseille. La « magie » des métamorphoses et l’univers du conte oriental qui sous-tendent le texte sont rappelés par des effets de lumière et une atmosphère musicale signée Yasmine Hamdan. La scénographie se charge de souvenirs, d’apparitions et fantasmes sous forme de projections sur les murs. Pourtant Al Bassam s’attache à tisser des liens entre le passé oriental de l’intrigue et l’actualité contemporaine, sans pour autant s’enfermer dans l’allusion directe. On entend les rumeurs de Damas, on voit passer des silhouettes d’exilés et défiler des drapeaux noirs, présence ponctuelle de l’actualité. Mais la mise en scène rattache la représentation des hommes de pouvoir ridicules à des symboles plus universels, comme les jouets d’enfants auxquels ils sont associés. Le décor devient l’espace même de la métamorphose, ses murs orientalisants se fissurant pour laisser place, au fur et à mesure de la représentation, à un univers abstrait à portée plus générale. Comme les corps se dénudent et se transforment, le décor se dépouille. La pièce s’achève même sur un pur effet de distanciation à la manière de Brecht, auteur admiré par Wannous. La scénographie met ainsi en valeur l’universalité de la pièce et de cette aspiration à la liberté et à la transparence, permettant plusieurs niveaux de réception.
Il faut bien entendu saluer l’interprétation des comédiens, et notamment de Julie Sicard, alias Mou’mina, transformée depuis la première apparition derrière la fenêtre grillagée en une Almâssa étrange et non dénuée de fragilité, après sa traversée du miroir – au sens propre comme au figuré. Les confrontations de sa minuscule silhouette et de la haute stature de Sylvia Bergé, magnifique Warda, comptent parmi les scènes les plus intenses du spectacle.
La condensation de la pièce est plutôt efficace et en garde l’essentiel ; mais si la necessité de faire des choix est compréhensible, on ne peut que regretter que le rôle magnifique d’Afsah passe à l’arrière-plan. De même, si le choix de faire du frère d’Almâssa un homme attardé est hautement significatif, il peut paraître dommage d’effacer sa recherche de virilité et d’affirmation de soi, son désir de reconnaissance, qui témoignent d’une analyse plus fine de la violence politique dans le texte original.
La représentation s’achève sur deux scènes d’une très grande force appelant au pouvoir des contes, dont la tradition, alternative aux discours politiciens manipulateurs, inspire le texte. L’histoire sordide de Warda au tout début de la pièce laisse place au conte tragique d’Almâssa, qui « se répandra au gré des pensées, des obsessions ». Inscrit dans le passé syrien comme dans l’actualité syrienne, le spectacle parisien s’adresse ainsi à tous en affirmant, au-delà des circonstances, la contagion des idées par-delà les censures et les aspirations, les désirs inextinguibles de l’individu : car « les dagues ne peuvent pas venir à bout de l’obsession, du désir ou de la tentation ».
Saadallah Wannous, Rituel pour une métamorphose, mis en scène par Sulayman Al Bassam. Du 18 mai au 11 juillet à la Comédie française, salle Richelieu. 20h30 en soirée, 14h en matinée. Durée 2h15.
Lecture de textes de Saadallah Wannous par des acteurs de la Comédie française, dans le cadre des «jeudis de l’IMA», le 13 juin à 18h30 à l’Institut du monde arabe.
Textes de Saadallah Wannous disponibles en français :
Rituel pour une métamorphose, traduit par Rania Samara, Sindbad / Actes Sud Papiers, 2013.
Une Mort éphémère, traduit par Rania Samara, Sindbad / Actes sud, 2001. [3]
[1] La traductrice Rania Samara a indiqué, lors du jeudi de l’IMA du 16 mai consacré au dramaturge, qu’elle trouvait le pluriel pertinent.
[2] On pense à la vidéo du rebelle syrien se filmant en train de dépecer le cadavre d’un ennemi.
[3] Il s’agit d’un récit autobiographique original. Le narrateur, sur son lit d’hôpital, décrit son agonie et les récits inspirés par son environnement immédiat et ses souvenirs.