Il faut croire en l’Égypte sans trop y croire. (William Kentridge)

C’est un projet original et très stimulant que présente cet été l’IMA, qui ouvre son espace à l’exposition conçue par Sam Bardaouil et Till Fellrath : Le Théorème de Néfertiti. Précédemment exposée au Mathaf de Doha, sous le titre Tea with Nefertiti, cette « méta-exposition » interroge la construction du sens de l’œuvre à partir de trois moments-clefs de l’itinéraire : la production de l’œuvre d’art, au confluents d’une histoire individuelle et d’une histoire des formes esthétiques ; l’exposition et la fabrication du sens par l’institution muséale ; et enfin la réception et appropriation des œuvres par le public. Le parcours se construit non seulement à travers l’appareil critique de l’exposition et ses moyens propres (cartels, accrochage, mise en regard des œuvres, etc.), mais aussi et surtout à travers des propositions d’artistes mettant en jeu ces questions. Le prétexte à cette réflexion sémiologique est l’Égypte : les arts égyptiens, de l’Antiquité pharaonique à nos jours, la représentation de l’Égypte par ses icônes, et les artistes égyptiens, des anonymes de l’Antiquité aux plasticiens contemporains – ceux des XXème et XXIème siècles sont très présents dans le parcours. La richesse et la diversité de ses héritages artistiques, la fascination que ceux-ci continuent d’exercer, mais aussi la complexité de son histoire font de l’Égypte une entrée particulièrement féconde pour une réflexion sur les conditions de production du sens d’une œuvre.
En guise de prologue, le parcours fait dialoguer un bas-relief de la période romaine, associé au hiéroglyphe « ka » et sa relecture contemporaine en bras de pelleteuse[1]. Ce rapprochement surprenant donne le ton, sous le regard troublant d’une Néfertiti rendue à sa beauté artistique première par le travail du photographe Youssef Nabil[2]. Si cette fameuse sculpture, après bien des pérégrinations, est devenue l’une des icônes de l’Égypte – et aussi un cliché – il faut rappeler que la figure de Néfertiti évoque aussi une période de renouvellement religieux et esthétique[3], et peut-être pourrait-on lire dans son clin d’œil une volonté de proposer une alternative aux traditions muséales. Que voit-on ? Comment montre-t-on ? semble-t-elle interroger.
Le premier temps de l’itinéraire entend présenter les processus à l’œuvre dans la production du sens au moment de la création. Même si l’exposition s’en défend, la démarche consiste d’abord assez souvent à mettre en regard une œuvre et l’œuvre égyptienne qui l’a inspirée, reliant Paul Klee et les degrés de Saqqara, Modigliani, Giacometti ou les fellahs du sculpteur égyptien moderne Mahmoud Moukhtar à la statuaire antique, etc. Cette approche peut sembler relativement conventionnelle, et le propos de certaines salles est peut-être moins lisible, mais le parcours met davantage l’accent sur la réappropriation spécifique de cette inspiration que sur les sources. Qu’est-ce qui intéresse l’artiste dans ces héritages ? Comment les associe-t-il à sa propre histoire ? Cette première partie a également le mérite de mettre en valeur un pan moins célèbre d’histoire de l’art égyptien au XXème siècle, comme le groupe « Art et liberté »[4].

Déplaçant l’intérêt sur l’institution muséale, la seconde partie s’avère plus stimulante encore, abordant une multitude de problématiques générales de la muséographie, mais aussi de questions plus spécifiques à l’Égypte et au monde arabe. Ainsi, par exemple, la question de la conservation et des responsabilités engagées dans celle-ci, est évoquée au travers de photographies et de vidéos sur l’entretien défaillant de différents musées du Caire. Mais le parcours envisage aussi cette question de manière problématisée : dans le premier temps du parcours, le Tupperware sarcophagus de Vik Muniz pointait déjà avec humour le danger de « congeler » l’héritage égyptien et de figer l’Égypte dans son patrimoine antique, comme le souligne le cartel. La conservation peut aussi apparaître comme un classement stérile dans une vidéo du sud-africain Kentridge, mettant en scène un ensemble de mesures de vestiges antiques qui ne leur donne pas de sens. La figure du peintre George Sabbagh, né en Égypte et naturalisé français, sert de prétexte à une réflexion sur l’étiquetage traditionnel par nationalités, par aires géographiques : permet-il vraiment d’éclairer telle ou telle œuvre ? Plus tôt dans l’exposition, l’évocation de cet artiste permettait aussi de mettre en tension une lecture esthétique des formes, celle des critiques et des historiens d’art, avec l’interprétation subjective, intime, profondément individuelle de l’artiste, échappant à ces grilles de lecture historiennes. Les catégorisations et hiérarchies traditionnelles sont ainsi bousculées à plusieurs reprises.

Le visiteur est par ailleurs amené à s’interroger sur le conditionnement opéré par l’appareil d’exposition. Al-Burak, installation de Mohamad Saïd Baalbaki, présentant de manière parodique une découverte archéologique de la jument fabuleuse de Mohammed, fonctionne à la manière d’un « mockumentary ». Elle expose tous les mécanismes visant à accréditer le discours muséal et met en évidence l’autorité du savoir incontesté – mais aisément falsifiable – construite par la mise en scène. La production du sens dépend aussi de la contextualisation ou de la décontextualisation des œuvres que plusieurs salles mettent en évidence. Une lampe de mosquée mamelouke peut être exposée pour elle-même comme œuvre d’art ou documenter l’art islamique au XIVème siècle, mais aussi une tranche de l’histoire du Caire au XIXème – sa copie moderne sera alors le centre de l’attention. C’est le cadre d’exposition qui donne sens à l’œuvre. L’œuvre antique ou médiévale peut effectivement se présenter comme pure énigme à laquelle on donne sens, comme le rappellent avec humour les vidéos de Kentridge, ou au contraire être constituée en altérité orientale pour le regard européen.
Les différentes expositions d’œuvres de Mahmoud Moukhtar – sculpteur emblématique prétexte à plusieurs moments de l’exposition – souligne les implications idéologiques et politiques de la présentation et de la mise en perspective d’une œuvre avec d’autres : aucune mise en scène n’est anodine idéologiquement. S’intéressant à l’Égypte, le parcours aborde de front la question de l’orientalisme et de la colonisation, et y accorde évidemment une large place, soulignant, dans la lignée d’Edward Saïd, la traduction des rapports de forces politiques dans la présentation des œuvres. L’exposition présente avec intelligence la responsabilité des institutions muséales dans la création du sens des œuvres et la relie aux enjeux politiques divers. Le discours de l’autorité scientifique et de l’autorité politique conditionnent conjointement la réception des œuvres, sur laquelle s’arrête le dernier temps du parcours.
Dans sa dernière partie consacrée au public, la démonstration prolonge également les pistes des deux premiers moments de la visite, et de fait la distinction opérée avec les précédentes parties n’est pas toujours très nette : les artistes présentés ici proposent aussi une réflexion sur la recontextualisation, et on voit dans les dernières salles une réflexion sur la démarche créatrice qui peut se rapprocher de la première. Mais cette partie approfondit la réflexion, puisqu’il s’agit avant tout de mesurer la transformation des œuvres en symboles, et leur appropriation par une entité collective. L’histoire contemporaine de l’Égypte y est aussi davantage évoquée, pour montrer « comment une œuvre d’art acquiert un sens nouveau quand on l’inscrit de force dans un récit problématique ». Ce récit sera par exemple celui qu’entend imposer le régime de Nasser. L’instrumentalisation de l’héritage artistique au XXème siècle à des fins de propagande nationaliste est ainsi mise en évidence et analysée ; à cet égard, les variations sur les pyramides ou sur Néfertiti qui jalonnent le parcours sont parlantes. On assigne à l’œuvre des fonctions que son auteur n’a pas anticipées. La récupération de l’œuvre d’art dans l’écriture du récit national permet aussi une interrogation à plusieurs niveaux sur la mémoire, la commémoration et la fonction du monument[5].
À l’inverse, l’exposition montre également comment des artistes font éclater les représentations convenues de l’Égypte pharaonique comme de l’Égypte arabe contemporaine. L’installation de Ghada Amer, Le Divan courbé, ou les photographies de Gilbert & George par exemple, déconstruisent par des moyens proprement artistiques la couverture médiatique d’un islam qui n’existe plus que comme corollaire du terrorisme.
Le Théorème de Néfertiti propose une réflexion très riche sur l’œuvre d’art, la muséographie, les collectionneurs, l’histoire de l’art, mais elle pourrait aussi bien se lire en filigrane comme une autre histoire de l’Égypte : elle commente les regards croisés avec l’Occident et initie une relecture de l’histoire complexe de l’Égypte à travers ses représentations, appelant à la vigilance de l’esprit critique face aux tentations de la simplification. C’est d’ailleurs l’une des grandes qualités de ce travail que de ne jamais verrouiller le discours, mais de garder ouvertes les possibilités de réflexion, tout au long d’un parcours accompagné par des textes remarquablement clairs et problématisés.

Subtile, l’exposition fait aussi preuve d’une salutaire distance critique vis-à-vis de son propre dispositif. À ce sujet, on retiendra entre autres l’astucieuse installation de Bassem Yousri, conçue spécifiquement pour l’occasion : It’s not as easy as it may have seeemed to be. Débordant le cadre traditionnel de l’exposition, elle met en abyme un musée et ses visiteurs sous forme de figurines de grès. Miroirs des visiteurs, celles-ci prennent d’assaut des cadres usés, trouent des toiles vides, poussent les cloisons et, comme rien ne les sépare de l’espace des visiteurs, certaines voyagent aussi dans le reste du parcours de l’exposition qu’elles bousculent, ouvrant les vitrines, décalant les modes de présentation du musée, attirant notre regard ailleurs. C’est bien à une éducation du regard, au sens le plus noble du terme, que nous invitent les commissaires de l’exposition. Il reste quelques semaines à peine pour découvrir ce travail foisonnant et passionnant.
Le théorème de Néfertiti. Itinéraire de l’œuvre d’art : la création des icônes, exposition à l’Institut du Monde arabe du 23 avril au 8 septembre 2013.
[1] Nida Sinnokrot, KÀ (JCB, JCB), 2009.
[2] Youssef Nabil, Nefertiti, 2003, tirage photographique coloré à la main.
[3] Elle est l’épouse du pharaon Akhenaton, initiateur la réforme religieuse et esthétique amarnienne, parenthèse sous le Nouvel Empire (v-1550-v.1292 av. J.C.)
[4] Collectif d’artistes fondé en 1939 en Égypte, inspirés par l’engagement politique des surréalistes.
[5] À travers la série de sculptures d’Iman Issa : Material for a sculpture.