
Courtesy de l’artiste et de la galerie Talmart.
CULTURE : Présences de l’islam dans l’art contemporain
par Anastasia Rostan, publié dans Les Cahiers de l’Orient nº 112 – Automne 2013
« Des graines pour replanter la forêt spirituelle. » Philippe Jaccottet, « À propos d’une suite de poèmes », in Une transaction secrète.
L’artiste marocain Younès Rahmoun, originaire de Tétouan, est un plasticien qui s’exprime à travers l’installation, le dessin, la sculpture, la vidéo, la photographie ou, plus récemment, la céramique. Si son travail se caractérise par une grande épure, la simplicité apparente de ses oeuvres ne doit cependant pas occulter sa richesse et sa complexité.
Un artiste musulman
Une partie des créations de Younès Rahmoun peut entre autres se lire par le prisme de sa foi sans qu’il faille, bien au contraire, limiter sa réception à cet aspect. On pourrait par exemple percevoir dans certaines oeuvres une proximité avec l’art islamique classique, influence que ne renie pas l’artiste. « Cela m’a beaucoup inspiré quand j’ai été étudiant aux Beaux-Arts et m’est toujours resté en tête, mais aujourd’hui cela commence à ressortir dans mon travail », remarque-t-il. Le plasticien est ainsi particulièrement attaché au motif floral, qui est l’un des ornements de prédilection de l’art islamique. Et sa grande installation Zahra-Zoujaj, coupole de fleurs de verre coloré acquise par le Musée de Doha, n’est pas sans rappeler les plafonds des palais nasrides.
L’artiste a proposé ces dernières années plusieurs variations sur les fleurs : en verre, en céramique, en sérigraphie, en version numérique[1]. Ces dernières, au nombre de 77, sont des fleurs imaginaires que l’artiste a créées à partir d’un cœur rond et plein, représentant la perfection, dont procèdent des pétales, déformations de ce cercle parfait. Celui-ci bat comme un coeur véritable dans la version vidéo, point fixe au fil des fondus enchaînés, figurant l’unité de cette diversité. Le chiffre n’est évidemment pas laissé au hasard, et correspond aux 77 branches de la foi musulmane exposées par des exégètes de la parole du Prophète. D’autres travaux sont associés au nombre 99, nombre des noms attribués à Dieu dans le Coran.
Attaché au principe de la série, qu’il met en oeuvre de manière récurrente, Younès Rahmoun confie avoir choisi ces chiffres de manière à délimiter cette dernière – une décision qui se charge ainsi d’une portée symbolique. Les chiffres revêtent une dimension importante dans le travail du créateur, qui affectionne l’impair. C’est pour lui une ouverture sur l’infini : il y a toujours un principe transcendant (+1) qui assure l’harmonie de la paire complémentaire.
Une démarche spirituelle

Courtesy galerie Talmart
Dans une œuvre non encore exposée, Zahra-Khazaf, Younès Rahmoun interprète les 77 branches de la foi sous forme de fleurs colorées, réparties sur dix cercles de métal émaillé, nimbées d’une couleur rosée à la fois translucide et nacrée, évoquant pour lui une matrice[2]. Réalisées au monastère de Ligugé en 2012, elles sont le fruit d’une démarche spirituelle. La disposition des fleurs sur les disques répond à une logique étudiée, chaque ensemble étant guidé par un centre comme un principe, autre façon d’inscrire le spirituel dans le matériel[3]. On peut aussi penser aux dessins épurés Badhra et Darra qui constituent, pour cet artiste inspiré par le soufisme, un véritable exercice spirituel fondé sur la répétition, qui a la valeur incantatoire de la prière. Dans une performance filmée, Rahmoun égrène ainsi 99 fois le mot wahid (« l’unique ») correspondant au fondement du dogme musulman, dans une attitude de prière. Les vidéos de l’artiste, variations sur le même, appellent à la méditation.
Mais s’il s’en dégage une grande sérénité, les œuvres de Younès Rahmoun sont le résultat d’une profonde tension et d’un questionnement très rigoureux, le reflet d’une expérience religieuse qui échappe nécessairement à la représentation ou à la matérialisation. Toute la démarche de l’artiste consiste à trouver des solutions esthétiques et plastiques pour interpréter, partager ce qui est de l’ordre de la spiritualité et du divin. Traduire en formes ce qui n’a pas de forme : en traces sur le papier, en couleurs, en lumières… Le motif de la graine pourrait aussi se lire comme une variation sur ce thème: la graine est visible, mais cache et contient quelque chose qu’on ne peut voir.

L’islam apparaît donc comme une des inspirations majeures de Younès Rahmoun : les oeuvres se nourrissent de la vie et du quotidien d’un artiste très marqué par la foi, avec laquelle il respire littéralement. Cependant, s’il s’attache à faire advenir la spiritualité – non à la représenter, mais à en suggérer la présence – son but n’est pas de produire un art musulman. L’islam imprègne la démarche créatrice de cet homme profondément croyant, mais on ne peut pas parler à son propos d’un art religieux. D’ailleurs, à l’exception de Wahid et d’une évocation des derviches (et encore), les références à l’islam se limitent aux chiffres ou sont peu explicitées. Les références chiffrées pourraient certes sembler ésotériques pour les profanes mais, au-delà de l’interprétation religieuse et de la simple appréciation plastique de ces oeuvres délicates, il faut inscrire ce parcours spirituel dans une dimension plus générale.
Une dimension universelle
À ce titre, le commentaire de Rahmoun sur sa prédilection pour le vert est éclairant. Certains y voient la couleur de l’islam mais, bien que le plasticien ne rejette pas cette interprétation, ce n’est pas la raison pour laquelle il affectionne cette couleur. C’est sa valeur plastique qui est déterminante : cette couleur intermédiaire exprime pour lui l’équilibre, la sérénité, et donc le paradis intérieur. De même, l’artiste inscrit toujours son oeuvre à la fois dans la temporalité musulmane et dans le calendrier chrétien. Toute son oeuvre tend vers l’universel, et l’inspiration d’une religion spécifique rencontre une spiritualité plus vaste. L’épure et la dimension contemplative de ses travaux est par exemple à rapprocher tout autant du soufisme que du zen extrême-oriental. C’est d’ailleurs cette dimension épurée qui permet justement à chacun d’approcher ses oeuvres. Younès Rahmoun privilégie en effet des formes et des motifs évocateurs pour tous : fleurs, mais aussi barques, graines et atomes, qui sont autant de variations sur la forme circulaire… La germination d’une graine comme image du cheminement spirituel : voilà qui peut parler à chacun.
Le quotidien sert aussi d’inspiration à l’artiste, qui trouve dans les gestes et objets familiers une dimension commune à la condition humaine, comme la très belle série de photographies Darra en témoigne. L’artiste a réalisé de minuscules sphères à partir de matériaux glanés au gré des expériences personnelles : bandes magnétiques de vieux enregistrements familiaux, mégots, emballages de confiseries, etc. et inscrit dans le temps ces minuscules captations de moments éphémères, en les photographiant en grand format, atomes flottant sur fond blanc. Le minuscule et le dérisoire devient une précieuse « trace d’espace-temps » selon les mots de l’artiste, voire une sorte de haïku. La part autobiographique de l’inspiration s’abstrait dans une forme plus universelle et se change en une méditation philosophique sur la place de ces riens qui sont tout. Les premiers travaux de Younès Rahmoun abordaient également cette double dimension du familier et de l’universel, initiant une série d’installations de ghorfa, chambre intime reproduisant les dimensions réduites du tout premier atelier du plasticien ; cet espace de création devient à son tour espace de méditation pour le public.
L’harmonie des contraires

Pour simple qu’elle apparaisse, l’œuvre du plasticien semble toujours travaillée par une tension entre les pôles les plus opposés. Si Rahmoun s’exprime par des formes abstraites, comme le cercle, celles-ci prennent une dimension concrète et quotidienne dans les Darra, qui relient l’infime et l’éphémère à l’immense et à l’infini. Jusque dans le jeu des échelles, par l’agrandissement, une tension est à l’œuvre. La simplicité du résultat masque un processus de choix complexe où chaque élément est pesé.

De même, on pourrait hésiter à qualifier d’accessible une oeuvre jouant de clefs symboliques chiffrées, et pourtant rien de plus immédiat et de plus familier que ces fleurs et ces graines, qui pourrait d’ailleurs faire songer à la double lecture de l’islam exposée par le soufisme, différenciant deux voies : ésotérisme et exotérisme. Le travail de Younès Rahmoun, tourné vers la méditation et le repli sur soi, est pourtant toujours dans la sollicitation de l’interaction et du dialogue – d’où le choix de l’installation, une œuvre dans laquelle on peut entrer. La dimension codée appelle le commentaire, et n’est donc pas une référence qui exclut, mais qui favorise l’échange. L’artiste n’est d’ailleurs nullement retiré du monde ; il partage son expérience par l’enseignement et la promotion des arts plastiques au Maroc – très investi par exemple dans l’organisation de résidences d’artistes. La politique n’est pas non plus absente de sa réflexion.

En créant un pont entre le fini et l’infini, en faisant dialoguer les traditions de sa culture marocaine et musulmane avec l’universel humain, les symboles éternels avec les technologies contemporaines, l’oeuvre de Younès Rahmoun constitue une expérience originale de spiritualité dans le panorama de l’art contemporain.
- Le site de l’artiste : http://www.younesrahmoun.com/FR/Accueil.html
- Le site de sa galerie, Imane Farès : http://www.imanefares.com/
- L’entretien avec Younès Rahmoun dans notre version print
Une réflexion au sujet de « Younès Rahmoun, une spiritualité universelle »