Dans Les clés retrouvées, Benjamin Stora livre au fil de la plume les impressions de son enfance en Algérie. Né en 1950 dans une famille juive de Constantine, il se souvient dans cet ouvrage de ses douze premières années, marquées par la guerre d’indépendance, et qui s’achèvent avec le brusque départ vers la France. On pourrait s’attendre à ce que la « guerre sans nom » occupe le devant de la scène ; il n’en est rien. Le témoignage dit le quotidien de la communauté juive d’Algérie davantage qu’il ne décrit la guerre, qui n’apparaît finalement qu’en filigrane : c’est bien de restituer un monde perdu qu’il est question. Benjamin Stora évoque ainsi, dans une libre association mémorielle, les paysages algériens, la société citadine, l’animation des rues, les pratiques linguistiques et religieuses, l’école et les loisirs, les traditions familiales et culinaires.
Il décrit la cohabitation séculaire des communautés juive et arabe d’Algérie, que la présence française puis les « événements » ont progressivement séparées, dans une réflexion poursuivie sur l’identité des juifs d’Algérie et leur double appartenance orientale et occidentale. Ce n’est donc pas là un témoignage ordinaire : l’auteur revient aux racines de son intérêt pour l’histoire et la mémoire de l’Algérie contemporaine, auxquelles il a consacré une bibliographie scientifique prolifique. « Tout au long de mon travail commencé dans les années 1970, écrit-il, j’ai peut-être sans cesse cherché, inconsciemment, ces lambeaux de vie personnelle capables de renouveler l’histoire événementielle aussi bien que celle de la longue durée. Des petits faits qui lèvent le voile, et révèlent une histoire toujours difficile à saisir, à comprendre. Celle de l’Algérie pendant la présence française, où les communautés, sous le drapeau de la République, vivaient ensemble dans l’espace public sans se mélanger (ou rarement) dans l’espace privé. Une histoire d’attraction, de force du modèle républicain, qui mettait au secret les origines » (p. 8).
L’historien n’est donc jamais loin, qui analyse cette « volonté de remonter la mémoire » (p. 130) et apporte l’épaisseur chronologique qui fait souvent défaut aux témoignages. Il resurgit quand il faut mettre en contexte les perceptions de l’enfant, nécessairement partielles, voire les replacer dans le temps long de la société algérienne. Au-delà de son récit personnel, Benjamin Stora propose ici une réflexion épistémologique sur les liens entre histoire et témoignage. Il prouve aussi par l’exemple la complémentarité des études sur le temps long, qui seules expliquent la stratification des identités politiques et culturelles, et l’histoire individuelle, qui permet d’en mesurer les implications.
Benjamin STORA, Paris, Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2015, 152 p., 17 euros