Les très riches heures d’Antoine Naufal, libraire à Beyrouth

Le livre se présente comme une biographie d’Antoine Naufal (1912-1981), fondateur de la Librairie Antoine à Beyrouth. Son histoire et celle de sa librairie ont cependant pour toile de fond les complications consécutives à la chute de l’Empire ottoman et à la mise en place d’un mandat français au Liban, des années « françaises » aux horreurs de la guerre civile libanaise déclenchée en 1975 : le père d’Antoine, Sélim Naufal, a été contraint de fuir Adana au début du XXe siècle pour se réfugier dans la montagne libanaise. L’enfance d’Antoine est marquée par ce dépaysement, la gêne, et la peur de tout perdre à nouveau.

Embauché dans la librairie d’Ernest Chehab, le jeune Antoine ignore encore qu’il va se passionner pour les livres. Rapidement, son ambition est de posséder sa propre échoppe, où il pourra vendre Les Fleurs du mal, que son patron actuel est trop bon chrétien pour admettre dans ses rayonnages. L’occasion se présente : le voilà propriétaire d’un petit local, et déterminé à satisfaire le client à tout prix. Demande-t-il un livre qui n’est pas en rayon? Antoine saute sur son vélo et pédale jusqu’à la librairie la plus proche pour le lui acheter, prétextant un saut à la réserve, en réalité inexistante. Petit à petit, l’essor de la librairie est sanctionné par une affluence régulière, puis couronné par la présence de personnalités politiques, journalistiques et littéraires : Françoise Sagan y tient en 1954 une séance de dédicaces, et Antoine Naufal est fait chevalier de la Légion d’honneur quelques années plus tard.

Le succès dans les affaires se construit parallèlement à une vie familiale riche : un mariage et quatre filles. Mais il faut compter avec les événements : la guerre, l’indépendance, le départ des Français, la naissance de l’État d’Israël et l’exode des réfugiés palestiniens, qui commencent à s’organiser militairement au Liban. La prospérité, la convivialité et le cosmopolitisme libanais sont menacés par un contexte régional de plus en plus tendu comme par la fracture grandissante entre les différentes communautés, inégalement concernées par la croissance économique. Le déclenchement de la guerre civile met Beyrouth à feu et à sang : les fusils remplacent les livres.

On peut sans doute reprocher à l’écriture certaines facilités, un sentimentalisme parfois excessif… Nada Anid réussit pourtant à entrecroiser les témoignages des quatre filles d’Antoine Naufal à ses propres recherches et à rendre palpable au lecteur, à travers le tissage délicat de ces voix différentes qui racontent la même histoire, tout un monde d’émotions et de vécu.

À travers des anecdotes significatives, entre humour plein de tendresse et nostalgie poignante, on découvre un Liban que l’on aurait aimé connaître. Certains diront peut-être que c’est un Liban de carte postale ; laissons-les parler. Enfin, au-delà du particularisme local, si attachant, tous ceux qui aiment les livres ressentiront l’indescriptible douleur du spectacle d’une bibliothèque qui brûle.

Envers et contre tout, la Librairie Antoine est cependant parvenue à renaître. Devenue une institution, elle continue encore aujourd’hui de maintenir, grâce à des succursales un peu partout dans le pays et une présence internationale, la tradition francophone et cosmopolite à laquelle tenait tant son fondateur. En somme, un semeur de civilisation.

Isabelle Safa

Nada Anid, Calmann-Lévy, 2012, 19 euros.

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