Pour qui connaît le monde arabe, le titre est éloquent. Il emblématise la pression qui s’y exerce sur les hommes, élevés pour être des « super-mâles ». Une pression qui s’explique par la quasi idolâtrie dans laquelle ils sont tenus par leurs parents, en particulier leurs mères, et dont la conséquence principale est de rendre impossible toute relation harmonieuse ou même équilibrée entre un homme et une femme. Car le corollaire de l’éducation du super-mâle est un conditionnement des femmes à la soumission résignée : l’auteur démontre, avec une véhémence qui n’ôte rien à la clarté de son exposé, que la femme dans le monde arabe ne sort de son statut d’objet – convoité, possédé, sauvé ou entretenu par l’homme – qu’à son propre détriment. Un mécanisme hélas entretenu par les femmes elles-mêmes, comme l’illustrent l’exemple d’une avocate égyptienne expliquant que la place des femmes n’est pas en politique (p. 145), ou celui de ce collectif de Séoudiennes critiquant la revendication de leurs concitoyennes de pouvoir conduire une voiture (p. 146).
Au prisme de cette anthropologie, les révolutions arabes apparaissent bien comme la victoire d’islamistes qui ont convaincu la masse des opprimés, au grand préjudice des femmes arabes, dont l’auteur déplore qu’elles aient à choisir entre la peste et le choléra : dictature ou islamisme. Au lieu de la démocratie revendiquée par les manifestants égyptiens, les élections ont mis en relief l’occultation des femmes, dont la photo sur les affiches électorales des partis islamistes était remplacée par une fleur ou une photo de leur mari.
Le cœur du livre est donc consacré à la dénonciation de la place de la religion dans la politique, dans le mariage et dans l’intimité. Joumana Haddad dénonce l’hypocrisie des soi-disant « vertueux » de tous bords qui, en privé, se livrent à toutes sortes d’obscénités, rappelant que le mot le plus « googlé » du monde arabe est « sexe » (p. 166). L’exclusion des femmes de la vie publique, le refus de reconnaître le viol domestique, la pratique croissante de l’excision, tout cela est cautionné par les monothéismes, également rejetés. L’auteur met sur le même plan Mahomet, modèle de haute vertu et époux d’une fillette de six ans avec laquelle il consomme le mariage deux ou trois ans plus tard, et les femmes violées que l’on tue en bon chrétien pour rétablir l’honneur de la famille.
C’est une indignée, déjà auteur de J’ai tué Schéhérazade. Confessions d’une femme arabe en colère, qui assume que son ouvrage soit une fois de plus un cri du cœur. On peut craindre que ce parti pris réduise la femme, dans l’esprit de beaucoup de gens malintentionnés, à la caricature dénoncée par Joumana Haddad : une créature enfermée dans ses affects et incapable de penser. Dans sa construction, l’ouvrage alterne témoignages et réflexions souvent acerbes avec des poèmes, moins intéressants. Un peu simples, de forme comme d’inspiration, ces litanies viennent trop longtemps après Baudelaire et Lautréamont pour être subversives, et ne sont pas ce qu’il y a de mieux écrit.
On peut par ailleurs reprocher à cet ouvrage de ne jamais citer les sources à l’appui des statistiques avancées. Bien qu’il s’agisse d’un pamphlet, on le regrette pour la crédibilité que ces sources auraient donné au propos, d’autant que ce cri du cœur exprime une vision très lucide et tristement exacte de la condition féminine dans le monde arabe.
Comment dès lors sortir de la « guerre des sexes » ? Joumana Haddad propose parfois un mode d’emploi, comme ces 29 conseils aux hommes (p. 156-161). Mais elle se défend de tout extrémisme pour promouvoir un « féminisme de la troisième vague » (p. 133) qui ne consiste pas, selon elle, à rejeter les hommes ou à leur être indifférente, ni d’ailleurs à rejeter la féminité comme marque de faiblesse ou d’aliénation ; en revanche, se réclamant entre autres d’Élisabeth Badinter, l’auteur entend réfuter les catégories figées et les stéréotypes de comportement dans lesquels on enferme les femmes : homme chasseur et femme proie ; douceur et soumission féminines contre virilité, entendue comme violente et conquérante. En somme, moi Tarzan, toi Jane.
Tout en dénonçant le machisme qui consiste à rendre les femmes victimes coupables de ce qui leur est arrivé, l’auteur encourage conséquemment une responsabilisation de la femme : travailler, être autonome, ne pas rêver d’avoir un bon – comprenez riche – mari : « victimiser la femme et diaboliser l’homme est un cercle vicieux » (p. 134).
En fin de compte, le plus malheureux concernant cet ouvrage est qu’il soit écrit par une femme. Non pas parce que cela suffit à la catégoriser comme femelle hystérique ou pasionaria féministe, deux concepts synonymes pour bien des bipèdes, mais parce que c’est une preuve de plus de la perpétuation d’une différenciation des sexes comprise comme discrimination à l’égard de celles qui, cinquante ans après Simone de Beauvoir, ne sont encore que le « deuxième » sexe. Joumana Haddad en a conscience, qui rappelle que « la défense des droits de la femme ne devrait pas être exclusivement l’affaire des femmes » (p. 122).
Ce qu’elle dénonce, par ailleurs représenté de manière tristement exacerbée au Moyen-Orient et plus largement dans certaines sociétés patriarcales et conservatrices, est loin d’avoir disparu des sociétés occidentalisées où la progression du voile intégral, les atteintes croissantes au droit à l’avortement et le plafond de verre salarial restent malheureusement une réalité.
Joumana Haddad, Éditions Sindbad / Actes Sud, traduit de l’anglais par Anne-Laure Tissut, 2013, 230 p.