107 Les soulèvements arabes, entre espoirs et désenchantements

107 (automne 2012)

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Au sommaire :

  • L’éditorial d’Antoine Sfeir
  • Tunisie : après la révolution, le développement social avant tout, entretien avec Habib Ayeb 
  • Les valeurs de la révolution à la recherche d’une politique étrangère d’action, Yasmine Farouk
  • La montée post-révolutionnaire des mouvements islamistes par la voie électorale : les Frères musulmans égyptiens, Leslie Piquemal
  • Quelle place pour la charî‘a dans l’Égypte post-Moubarak ? Nathalie Bernard-Maugiron
  • La transition démocratique du Yémen menacée par de nombreux défis, Benjamin Wiacek
  • La révolution syrienne : morphologie d’une militarisation, Thomas Pierret
  • La politique étrangère de Bachar al-Assad, Marta Tawil
  • Les relations turco-syriennes : de l’idylle à la descente aux enfers, Jean Marcou
  • Al Jazira fait sa révolution, Lina Zakhour
  • Pas de soulèvement en Jordanie : les raisons d’une impasse, Hisham Bustani
  • La politique étrangère jordanienne dans le « printemps arabe », Vincent Legrand
  • L’Algérie, en marge du « printemps arabe » ? Akram Belkaïd
  • Une exception marocaine ? Omar Saghi
  • Et comme toujours, les lectures des Cahiers 

L’introduction de Hadjar Aouardji, coordinatrice du numéro

      Même plus d’un an après, revenir sur les soulèvements qui ont traversé le monde arabe depuis décembre 2010 et tenter d’en tirer les enseignements demeure une gageure, d’autant que les événements continuent de se dérouler sous nos yeux. Pour les observateurs des sociétés arabes que nous sommes, il demeure néanmoins important d’identifier les défis à venir, tout en essayant de tirer les leçons des lacunes dont a fait montre la recherche sur le monde arabe. Cette dernière, enfermée dans une grille de lecture « occidentale », semble avoir ? échoué à mettre en évidence les signes précurseurs des transformations auxquelles nous assistons dans cette région du monde. Avec le recul nécessaire à l’analyse, et en gardant à l’esprit les spécificités (ethniques, religieuses, sociales, économiques) de chaque État arabe, les contributeurs à ce numéro reviennent sur les soulèvements récents, les débats qu’ils impliquent dans ces sociétés, ainsi que sur les implications régionales et internationales de ce que certains appellent le « printemps arabe » (…)

Dans ce numéro, la terminologie employée par les contributeurs a été respectée. Cependant, nous souhaiterions spécifier nos interrogations à ce sujet, car bien qu’elle puisse sembler anodine, cette question peut revêtir des aspects idéologiques. Parler de « printemps arabe » est-il adéquat ? Employer ce terme ne revient-il pas, d’une certaine façon, à passer sous silence l’aspect sanglant et meurtrier de ces soulèvements ? En outre, ne risque-t-on pas d’induire une analogie avec le « printemps de Prague » ? Cette terminologie implique, selon nous, un résultat aboutissant à l’établissement de démocraties libérales, laïques, anti-communistes… à l’occidentale, en somme, que l’on est loin de constater.

Autre terminologie : celle de « révolution Facebook ». En mettant l’accent sur la jeunesse connectée sur les réseaux sociaux de l’Internet, n’excluons-nous pas, d’entrée de jeu, les individus qui, bien que marginalisés et déconnectés de cet univers contemporain virtuel, ont pourtant participé activement aux soulèvements en Tunisie, en Égypte et dans tous les États arabes traversés par « l’onde de choc » ? Certes, il est indéniable que les avancées technologiques ont joué un rôle fondamental dans l’organisation des mouvements de protestation. Cependant, de notre point de vue, réduire le phénomène à une « révolution Facebook » ne rend pas justice à tous les acteurs ayant pris part aux différents soulèvements et qui y ont souvent risqué leur vie.

De même, l’emploi du terme de « révolution » appelle plusieurs remarques. D’abord, il implique que l’ancien ordre politique et social est désormais révolu. Or, comme nous pouvons le constater en Tunisie, en Égypte ou encore au Yémen, certains anciens cadres des régimes renversés parviennent à se repositionner dans les nouveaux systèmes politiques. À titre d’exemple, le maréchal Mohamed Hussein Tantawi, chef du Conseil supérieur des forces armées, qui fut ministre de la Défense sous Hosni Moubarak de 1991 à 2011, a été nommé à ce même poste par le nouveau président égyptien… avant d’être mis à la retraite de manière impromptue au moment où nous écrivons ces lignes. Par ailleurs, les revendications économiques et sociales sont loin d’avoir abouti.

Aussi, au lieu de « printemps arabe » ou de « révolution », nous semble-t-il préférable de parler de « soulèvements arabes » ou de « processus révolutionnaires ». En effet, ce qui s’est produit dans le monde arabe ne fait que commencer. Il s’agit d’un mouvement qui s’inscrit dans le temps long, et dont les prémices sont antérieures à 2010 et à l’immolation tragique de Mohamed Bouazizi. En plus de constituer une narration romantique, présenter cet acte désespéré comme l’élément déclencheur des soulèvements arabes conduit à faire l’impasse sur toute une série de mobilisations sociales qui ont contribué à transformer les modes de protestation notamment en Tunisie (grèves dans le bassin minier) et en Égypte (grèves des ouvriers du secteur du textile) [1].

Nombreuses sont les théories du complot qui circulent dans le monde arabe ; qu’elles n’épargnent pas les processus révolutionnaires en cours n’a rien de surprenant pour quiconque s’intéresse à cette région. Elles sous-entendent que, dans les sociétés arabes, les individus sont incapables de prendre leur destin en main et sont, in fine, irresponsables. Selon ces mêmes logiques, tout événement majeur, qu’il soit positif ou négatif, est imputable à la « main étrangère », et ne peut donc être le fait des premiers acteurs concernés. Pourtant, s’il est un enseignement à tirer des soulèvements arabes depuis fin 2010, il s’agit de l’émergence de l’individu et des sociétés arabes comme acteurs politiques.

En revanche, dire que le processus révolutionnaire fait face à une contre-révolution menée par des acteurs étatiques dont la perte d’alliés régionaux constitue une menace est un constat qui ne relève pas du fantasme. En effet, ce n’est pas la première fois que des mouvements démocratiques suscitent des inquiétudes chez des acteurs étatiques dont les intérêts ne cadrent pas avec les changements de régime. S’offrent alors à eux plusieurs modes d’action : soit faire échouer ces processus, soit les faire cadrer au maximum avec leurs intérêts. Ainsi, pendant la guerre du Dhofar à Oman, la dictature a été soutenue aux dépens des rebelles. Plus récemment, au Yémen, sous prétexte de lutter contre Al-Qaïda, l’Arabie séoudite et les États-Unis ont appuyé Saleh, et soutiennent désormais son successeur. En outre, on remarquera que la répression à Bahreïn et en Arabie séoudite (à Qatif) n’a pas eu la même couverture médiatique que pour la Tunisie ou l’Égypte.

Les soulèvements arabes n’ont pas eu de leaders et se sont caractérisés, dès le départ, par leur aspect apolitique. Pour autant, il n’est pas surprenant que les entrepreneurs politico-religieux (Frères musulmans, salafistes) aient saisi l’opportunité qui s’offrait à eux. Les mouvements islamistes qui ressortent gagnants de toutes ces mobilisations sont plus proches de la « réaction » que des « progressistes » ; cela explique peut-être la raison pour laquelle, en Égypte, l’armée a, à plusieurs reprises, fait front commun avec eux, aux dépens de ceux que l’on appelle les « libéraux de la place Tahrir ». Dans un premier temps, on a pu penser que la victoire des islamistes égyptiens serait incommodante pour Israël et pour les États-Unis. Rappelons que ces derniers ont toujours veillé à la préservation de leurs intérêts au Moyen-Orient, à travers notamment la stabilité de celui-ci. Or, cette constante de la politique étrangère américaine au Moyen-Orient était facilitée par des relais, en l’occurrence les alliés moyen-orientaux de Washington. En perdant le régime de Moubarak et en assistant à l’affaiblissement du régime jordanien, la sphère d’influence américaine semble dès lors amoindrie. Néanmoins, le nouvel équilibre qui se dessine semble plus complexe, comme en témoigne la coopération entre Washington et Ankara. Même s’il est trop tôt pour distribuer des points et désigner les gagnants et les perdants, la lutte d’influence entre la Turquie et l’Iran semble pencher en faveur de la première. En outre, les alliés américains dans les pays du Golfe font montre d’un activisme diplomatique qui n’est pas sans rassurer les États-Unis.

Déjà lors de la seconde Intifada, mais surtout pendant la troisième guerre du Golfe, Al Jazira défiait la narration américaine et permettait d’autonomiser les opinions publiques arabes. Depuis les soulèvements arabes, la perception de la chaîne a changé, aux États-Unis notamment. De media antiaméricain, attaqué par les néo-conservateurs (on se souvient de ses locaux bombardés en Irak !), elle devient une chaîne regardée par le président Obama lui-même et a gagné en nombre de souscriptions sur le territoire américain. En Égypte, Al Jazira a quasiment transmis en direct les événements jour et nuit. Si la couverture médiatique avait été différente, les yeux du monde se seraient-ils rivés sur la place Tahrir ? Pourquoi la chaîne n’a-t-elle pas aussi largement couvert les mouvements de protestation à Bahreïn, au Yémen et en Arabie séoudite ? Il est admis qu’Al Jazira est un instrument du soft power qatari. De même, les ambitions régionales du Qatar, ainsi que sa diplomatie proactive semblent évidentes. En revanche, la nature du lien entre l’orientation « frériste » de la chaîne, la politique étrangère du Qatar et les victoires des islamistes dans la région est plus complexe…

Une autre question mérite d’être posée : pourquoi certaines sociétés arabes ne se sont-elles pas inscrites dans les mouvements de protestation de 2011 ? Nous pensons ici à l’Algérie, au Liban ou encore à l’Irak. Dans ces pays, on a pu observer un certain attentisme, voire un scepticisme face aux résultats de ces soulèvements. La réponse se trouve certainement du côté des traumatismes vécus il y a encore peu : les spectres du terrorisme et de la guerre civile hantent toujours ces sociétés.

Les défis engendrés par les soulèvements arabes de 2011 demeurent nombreux. Cependant, la barrière de la peur a été franchie et l’on peut espérer que les individus et les sociétés, qui se sont octroyés une place qu’ils n’avaient jusque-là jamais occupée, ne se laisseront plus imposer d’ordre politique tyrannique.


[1] À ce sujet, voir l’entretien avec Habib Ayeb (ndlr).

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