n°108 (hiver 2012) – Acheter
coordonné par Tewfik Aclimandos et Laure Guirguis
Au sommaire :
- Le dessin de Paul Avoine
- Introduction au dossier, Tewfik Aclimandos (voir aussi : interview)
- Révolution égyptienne et crise de légitimité, Sherif Younes
- Forces révolutionnaires, forces réactionnaires, Saïd Okasha
- Al Azhar dans un monde troublé : crise et politiques d’adaptation, Nabil Abdel Fattah
- Les Frères musulmans et l’ « État civil démocratique à référence islamique », Dominique Avon
- Les ouvriers égyptiens et le 25 janvier : contexte historique d’un mouvement social, Joel Beinin
- L’Église, les coptes et la révolution : mutations communautaristes ou sortie de la logique identitaire ? Laure Guirguis
- Voir aussi sur notre site : Portrait symbolique d’une rue du Caire, Mona Abaza.
Également dans ce numéro :
- Économie : l’automne arabe, Gilles Sengès
- Pays arabes : le tourisme français en berne, Catherine Parenti
- Lu et vu pour vous : Après la bataille, de Yousry Nasrallah – La guerre des Dieux, Géopolitique de la Spiritualité, d’Ardavan Amir-Aslani – Le monde arabe dans la longue durée : le « printemps » arabe ? de Samir Amin – Voile intégral en France, de Maryam Borghée – Le Mur familier aux ombres, de Jean-Claude Morin. – Margaux Bonnet, Matthieu Saab, Isabelle Safa.
Éditorial d’Antoine Sfeir
On ne peut exiger d’une révolution qu’elle se fasse du jour au lendemain.
L’Égypte est en cela exemplaire : l’arrivée de Mohammad Morsi à la magistrature suprême montre les difficultés rencontrées au sein d’une société à accepter, après trente ans de silence imposé et d’opinions rentrées, l’expression d’un pluralisme naturel du peuple, qu’il s’affiche dans la majorité ou dans l’opposition. Les manifestations se succèdent pour ou contre, les affrontements aussi. Le chef de l’État issu des Frères musulmans évite désormais les bras de fer, que ce soit à l’intérieur du pays ou à l’extérieur. Il prend langue avec Israël, ce qui le met en porte-à-faux avec sa base. L’armée, à défaut de rentrer dans les rangs, a rejoint les casernes. Le tourisme, l’une des mamelles de l’économie égyptienne, reprend lentement mais sûrement ; mais l’économie va encore mal. Les jeunes initiateurs de cette révolution sont toujours vigilants et tentent, parfois avec succès, de se faire entendre, obligeant le chef de l’État à prendre parfois ses distances vis-à-vis de la confrérie. (…)
Ainsi va la révolution, qui prend son temps. À l’aune de ce qu’ont connu les pays occidentaux, ou mieux encore ce qu’a connu l’Égypte durant près de cinq mille ans, les choses vont tout de même assez vite.
Il en est de même dans les autres pays : en Tunisie, la révolution de Jasmin s’est peut-être transformée en révolution de Rose, avec ses épines qui n’arrêtent pas l’évolution des choses. Dans les deux cas, égyptien et tunisien, la pierre d’achoppement demeure la rédaction d’une constitution sur laquelle les députés élus à cet effet depuis un an ont du mal à se mettre d’accord, les uns prônant une identité confessionnelle, les autres insistant sur l’identité nationale.
En Libye aussi, les affrontements intra-régionaux, parfois tribaux, se poursuivent au rythme des ambitions et des déceptions ; nonobstant les armes qui crépitent le soir à Tripoli ou Bengazi, les choses avancent malgré tout : incapable de former son gouvernement, le Premier ministre cède la place et son successeur est nommé. Les institutions reprennent le dessus.
C’est sans doute là, que ce soit en Égypte, en Tunisie ou en Libye, que le noyau de la révolution se situe. L’État, émanation du peuple, reprend peu à peu toutes ses prérogatives même si cela se produit dans la douleur. La disparition d’une autorité suprême – ultime ? – avait, selon nombre d’observateurs, laissé la place vide. Les événements montrent qu’il n’en était rien et que les hommes, au-delà de leur convoitise et de leurs envies, se plient plus aisément qu’on aurait pu le penser à la réincarnation d’une volonté populaire souvent contradictoire, toujours changeante.
Le cas syrien reste différent : nous sommes déjà dans la configuration d’une guerre civile – certains n’hésiteraient pas, en utilisant des raccourcis, à parler de « libanisation » de la Syrie – où chaque partie affirme sa légitimité. Le régime de Bachar el Assad, émanation d’une autorité sanguinaire, continue à proclamer qu’il est le rempart à la fois contre le terrorisme, l’éclatement du pays, l’oppression des minorités et l’instabilité régionale… Les opposants, souvent à juste titre, rappellent quant à eux que le véritable rempart contre tous ces dangers demeure une représentation démocratique. Campés sur leur position, les uns et les autres résistent à toute médiation, et donc à toute négociation. Le « jeu des autres » ajoute à la complexité de trouver un début de solution.
Néanmoins, la guerre des autres ne peut être la seule explication de l’éruption de violence dans un pays : si le terreau ne s’y prêtait pas, aucune force extérieure ne pourrait prétendre jouer un rôle. La dictature de Assad père, la tentative avortée du fils baptisée d’une manière éphémère « le printemps syrien » en 2001-2002, l’absence de libertés publiques individuelles, la charge occidentale contre le régime après l’assassinat du Premier ministre libanais Hariri, l’implication des Nations unies sous la pression française, qui a abouti à une résolution du Conseil de sécurité : cette série d’événements a isolé le régime, le poussant à une radicalisation. Aujourd’hui, l’éclatement de l’opposition n’aide pas cette dernière à incarner un volet de l’alternative. La liste des morts s’allonge et la communauté internationale se demande quoi faire, ne serait-ce que pour arrêter l’hémorragie. Les veto russe et chinois viennent à point pour donner bonne conscience aux autres puissances, qui n’en peuvent mais…
Et pourtant, la révolution suit son cours : lorsque des jeunes descendent dans les rues les armes à la main, avec le risque de se faire tuer, on peut difficilement balayer leur posture en les traitant de terroristes. Même les caciques du Conseil national syrien (CNS), qui juraient par leurs grands dieux, il y a quelques semaines encore, que la violence n’était pas la solution, et malgré leur statut d’universitaires, se laissent aller aujourd’hui à constater que, s’ils veulent faire entendre leur voix, ils leur faut créer leur propre milice.
Ainsi va la révolution.
Malgré le soutien des Russes, des Chinois, des Iraniens et sans doute des Israéliens, le régime devra tôt ou tard tenir compte de la réalité d’une contestation qui a fini par s’affirmer, sinon comme interlocuteur, tout au moins comme force politique incontournable. Qu’il s’agisse d’Alaouites, communauté au pouvoir depuis 1966 en Syrie, de chrétiens, de Druzes, d’Ismaéliens, du Turkmènes, de Tcherkesses ou de Kurdes face à une majorité de Sunnites, ce sont tous avant tout des Syriens fiers de l’être, orgueilleux et malmenés par l’histoire récente de leur pays. La bataille de Maïsaloun, qui vit les Syriens résistant au démantèlement de leur pays par les Français écrasés par ces derniers, résonne encore à l’oreille de tout enfant syrien et, au-delà, de tout enfant arabe. Le cadeau du Sandjak d’Alexandrette à la Turquie, offert par cette même France qui voulait éviter qu’Atatürk ne rejoigne les forces germano-italiennes en 1939, montre l’arrogance, sinon l’outrecuidance de la puissance coloniale, qui se permettait de disposer d’un territoire qui ne lui appartienait pas.
Il est vrai que le jeu occidental est redevenu, pour autant qu’il ait cessé un jour de l’être, extrêmement ambigu. Le devoir d’ingérence, qui se pare pudiquement du label humanitaire, a fait voler en éclats l’Irak, la Libye et le Liban, comme il tente aujourd’hui de le faire en Syrie. Cette attitude, ressentie de plus en plus par les populations locales comme néo-colonialiste, ou pour certains néo-impérialiste, risque de se retourner violemment, tel un boomerang, contre cet Occident lui-même en crise, où l’on entend de plus en plus certains commentateurs laisser clairement penser qu’ « après tout on vous l’avait bien dit, ces Arabes, pour marcher au pas, ont besoin d’un régime fort ».
Cela rappelle un certain discours du président de la République française à Dakar en 2007 concernant l’« homme africain qui avait raté son rendez-vous avec l’histoire ». Ce néo-colonialisme caché finirait-il par adopter une posture raciale ?
A. J. S.